Descartes et la science par Alain

Publié le par jp

  • Descartes dit que l’irrésolution est le plus grand des maux. Il le dit plus d’une fois, il ne l’explique jamais. Je ne connais point de plus grande lumière sur la nature de l’homme.

    Certainement le pire dans les maux de ce genre, comme aussi dans l’ennui, est que l’on se juge incapable de s’en délivrer. L’on se pense machine, et l’on se méprise. Tout Descartes est rassemblé dans ce jugement souverain où les causes se montrent et aussi le remède. Vertu militaire ; et je comprends que Descartes ait voulu servir. Turenne remuait toujours, et ainsi se guérissait du mal d’irrésolution, et le donnait à l’ennemi.

    Descartes en ses pensées est tout de même. Hardi dans ses pensées et toujours se mouvant par son décret ; toujours décidant. L’irrésolution d’un géomètre serait profondément comique, car elle serait sans fin. Combien de points dans une ligne ? Et sait-on ce que l’on pense lorsque l’on pense deux parallèles ? Mais le génie du géomètre décide que l’on sait et jure seulement de ne point changer ni revenir. On ne verra rien d’autre dans une théorie, si l’on regarde bien, que des erreurs définies et jurées. Toute la force de l’esprit dans ce jeu est de ne jamais croire qu’il constate, alors qu’il a seulement décidé. Là se trouve le secret d’être toujours assuré sans jamais rien croire. Il a résolu, voilà un beau mot, et deux sens en un.

    15 sept 1924

      

    L’esprit juste n’est pas tellement prudent ; au contraire il se risque. Il ne s’assure point tant sur les preuves connues et enregistrées ; ce n’est toujours que peur de se tromper. Au fond c’est se changer soi-même en règle de calcul. C’est s’appuyer sur un mécanisme infaillible. C’est un refus de juger. L’illustre Poincaré disait que même en mathématiques il faut choisir, ce qui est garder les yeux sur ce monde, et s’orienter déjà vers la physique, où se trouve le risque. C’est déjà savoir que l’esprit clair n’est qu’un instrument pour les choses obscures. Cette orientation, si fortement marquée par Descartes, est celle d’un esprit qui ne craint pas de vivre ; lisez le Traité des passions. Descartes s’était juré à lui-même d’être sage autrement que dans les nombres et figures rhétoriques. Il faut voir comment le philosophe explique à la princesse Elisabeth les causes d’une fièvre lente, et que le sage est médecin de soi. Seulement ce n’est plus alors l’ovale de Descartes, et choses de ce genre, où il n’y a point de risque ; c’est esprits animaux, glande pinéale, cœur, rate, poumons, explication des mouvements de l’amour et de la haine, où il y a grand risque. L’esprit essaie ici d’être juste, et refuse les raisons d’attendre, qui sont toujours de belle apparence, et ne manquent jamais. Quand l’affaire Dreyfus éclata, il y avait de belles raisons d’attendre. Fausse sagesse, celle qui attendit. Attendre que tout soit clair, développé, étalé comme la table de multiplication, c’est proprement administratif. Le vrai vrai, si je puis dire, est plus dangereux que le vrai des choses seulement possibles.

    Un magistrat pourrait bien refuser de juger, disant qu’il n’a pas tous les éléments d’une preuve à la rigueur ; car il ne les a jamais. Or c’est un délit, qui se nomme déni de justice. Il faut juger. Juge ou non, dans ce monde difficile, il faut juger avant de savoir tout. La science, si fière de savoir attendre, ne serait qu’un immense déni de justice.

    mars 1932

       

    Sur le TDP voir aussi mars 1927

     



    voir aussi
    Alain dans sa classe
    L'art selon Descartes et Proust 
    Tout Descartes

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N
Cette incitation à juger, autant elle me semble utile en philosophie, puisqu'elle permet d'avancer, rangeant l'objet du jugement dans la catégorie des hypothèses. Autant, j'éprouve personnellement de la difficulté à le faire en politique (dans un pays, la Suisse, où nous votons tous les 3 mois), puisque ce n'est pas ma propre expérimentation "existentielle" qui est en jeu.Il semble pourtant qu'en fait rien ne permette de distinguer entre ces moments du jugement, sinon peut-être la prise de risque dont la responsabilité incombe en politique à la majorité et non à l'individu.
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