Alain dans sa classe

Publié le par jp

Alain dans sa classe
Pierre ESCOUBE (Mercure de France, juin 1961, pp. 222-236)


Près de trente-cinq ans ont passé, mais je garde un souvenir précis et lumineux du premier cours d'Alain qu'il m'ait été donné d'entendre.

C'était en 1926, un après-midi, tout au début d'octobre. Le lycée Henri-IV n'avait alors qu'une classe de Première Supérieure, une seule " Khâgne " pour employer le jargon qu'un usage vénérable a consacré. Aussi près de quatre-vingts jeunes gens, dont l'âge oscillait entre dix-sept et vingt et un ans, se pressaient-ils dans la salle, étroite comme un vestibule et nue comme une cellule de moine, que meublaient à peine des tables noires et des bancs de bois. Une tradition ininterrompue de vie intellectuelle reliait ainsi aux Génovéfains d'autrefois les séminaristes imberbes de la République laïque. Comme dans un ordre religieux, un protocole, non écrit mais toujours respecté, réglait la répartition des places. Les plus anciens " Khâgneux ", ceux qui commençaient leur quatrième année et, pour cette raison, se voyaient qualifiés de " bicas " (bicarrés) occupaient de droit les gradins supérieurs. Devant eux, les " cubes ", ceux du service de trois ans, formaient la grosse infanterie, car ils étaient le nombre. Plus bas encore venaient les " carrés " riches d'une seule année de préparation. Enfin, au ras du sol, dans la plaine étroite qui s'allongeait au pied du tableau noir, les " Emile Chartier = Alain, philosophe fançaisbizuths ", novices apeurés, entassaient leur cohorte craintive. Exposés sans défense au tir de harcèlement que dirigeaient sur eux leurs aînés, il leur fallait unir la patience à l'impassibilité. Une seule dérogation troublait cette hiérarchie. Les jeunes filles admises en Première Supérieure, les " Khâgneuses ", quelle que pût être leur ancienneté, s'asseyaient au premier rang, juste sous la chaire. A cette place réservée, je vois encore le profil aigu et l'épaisse toison noire de Simone Weil.

Nous avions fait une entrée aussi discrète que possible, Léon Boussard, Roger Judrin et moi, admis pour la première fois dans cette enceinte redoutable et fameuse. Inutile prudence ! En vain espérions-nous échapper ainsi au tumultueux accueil traditionnellement réservé aux nouveaux. Malédictions homériques, injures truculentes, boulettes de papier et fléchettes trempées d'encre pleuvaient dru sur nous.

- Dehors, les bizuths ! Aux chiottes, les bizuths ! les bizuths, c'est de la merde !

Têtes basses, dos ronds, un sourire un peu contraint sur les lèvres, nous courbions l'échine sous cette marée hurlante quand, brusquement, un grand silence se fit et Alain entra.

- Bonjour, Messieurs, dit-il en ôtant le feutre à larges bords qui le coiffait. Son sourire paisible, sous la courte moustache, nous saluait plus encore que son geste.

Le contraste brutal entre les hurlements de nos nouveaux camarades et cet immobile silence, la discipline librement consentie et la déférence unanime dont il portait témoignage, la réputation d'Alain qui presque tournait à la légende, tout cela me troublait confusément et c'est avec un peu d'émotion que je le regardais.

Il s'avança dans la classe, massif comme un paysan, solidement équilibré sur ses fortes épaules et sur ses longues jambes. Sa tête paraissait petite sous les cheveux, à peine grisonnants aux tempes, que partageait une raie médiane. Ses yeux clairs disaient l'ironie. Sa marche, la placidité.

Il fit quelques pas, puis tomba en arrêt devant le tableau noir et je vis alors s'accomplir pour la première fois un rite qui me devint, par la suite, familier.

Tous les anciens élèves d'Alain conservent sans doute le souvenir de cette habitude, que nous nous transmettions fidèlement, d'écrire au tableau, avant chaque classe du Maître, des phrases extraites de nos lectures du moment, sans autre but que de provoquer les réactions spontanées de Chartier sur un texte qui nous avait intéressés, émus, voire indignés.

Ce samedi d'octobre, le tableau noir ne montrait qu'un seul texte, une phrase de Victor Hugo, extraite des Misérables. Je ne me souviens ni de son sens ni de sa rédaction, mais je n'ai pas oublié ce qu'en dit Alain.

- C'est bien, oui, c'est bien (Alain manifestait une grande admiration pour Hugo et le citait volontiers). Mais c'est tout de même un peu triste pour un début d'année. Je vais vous citer quelque chose de plus joyeux.

Il prit un morceau de craie, courba sa haute stature de bûcheron normand, et écrivit : " La vie se compose de matinées ". Puis il ajouta le nom de l'auteur : Stendhal.

- C'est dans les Mémoires d'un touriste, que j'ai relus cet été.

Bien souvent, depuis lors, revivant par le souvenir cette petite scène, je me suis dit que nulle introduction ne pouvait mieux annoncer l'enseignement que nous allions recevoir, que nulle phrase liminaire ne promettait plus fidèlement ce qu'il allait nous apporter.

D'abord, dès la première classe de philosophie, cette phrase inscrivait au seuil de l'année scolaire le nom d'un grand romancier et non celui d'un philosophe, manifestant ainsi implicitement que notre maître ne se voulait prisonnier d'aucune séparation des genres et qu'aucun cloisonnement des disciplines ne limitait arbitrairement sa libre et joyeuse recherche des idées.

Mais aussi cette réflexion d'un esprit que n'a jamais durci la sclérose, cet aveu d'un voyageur pour qui chaque jour naissait vraiment sous le signe de l'aurore, cette profession de jeunesse, en somme, exprimait, mieux qu'une quelconque déclaration abstraite, le caractère essentiel et comme le charme mystérieux des cours d'Alain. Elle promettait ce qu'ils allaient nous donner tout au long de l'année, une permanente fraîcheur, une vivacité incessamment renaissante, la joie d'une découverte que chaque pas renouvelait. A l'image de la vie selon Stendhal, l'enseignement d'Alain développait une suite de matinées.

Pourtant, il serait maladroit et vain de dissimuler que cet enseignement me surprit dès l'abord et presque me dérouta.

Le cours de cette année scolaire 1926-1927 constituait une véritable théorie de la connaissance, ordonnée autour de trois notions fondamentales : la perception - l'imagination - la mémoire. Dans mon ignorante présomption de bachelier novice, je me targuais de bien connaître la perception. J'attendais donc une étude abstraite, progressant du simple au complexe, partant de la sensation, cet atome de l'intelligence, pour aboutir à la perception, cet univers.

Aussi l'itinéraire où Alain nous entraîna me laissa-t-il tout désorienté. Dès les premières leçons, une longue suite d'exemples concrets, minutieusement analysés, disaient l'histoire des illusions des sens. Illusion sur le mouvement et le voyageur d'un train immobile croit partir, se sent partir parce que le train le plus voisin vient de se mettre en mouvement. Illusion sur la distance et l'escalier prend la forme d'un cube. Illusion sur la dimension et la lune énorme de certaines nuits d'été paraît plus grosse à l'horizon qu'au zénith.

Ainsi se suivaient les exemples et les analyses. Habitué à une philosophie de dissection, à une philosophie d'amphithéâtre médical où la vie de l'esprit montre une rigidité cadavérique, je fus quelques jours à me demander quand le cours allait commencer. J'écoutais, mais presque sans prendre de notes. J'attendais de m'y reconnaître. J'étais perdu.

De cette analyse des illusions des sens, de l'inconsciente confusion qu'elle révélait à chacun de nous, entre ce qui est de l'objet perçu et du corps percevant et de l'esprit jugeant, de cette lucide confrontation naissait un monde où tout était prodige, un monde peuplé d'hallucinations, et d'hallucinations vraies. Surpris, incertain, le bizuth que j'étais se sentait assez semblable au Cébès du Tête d'Or de Paul Claudel,

Imbécile, ignorant,
homme nouveau devant les choses inconnues.

Mais, dans le même temps, cette brusque ouverture sur le monde extérieur, cette bouffée d'air vif, ce contact maintenu sans relâche avec la réalité sensible d'un monde ambigu, cette philosophie en éveil, en acte, en devenir m'enchantait presque à mon insu, à mesure que s'amortissait le choc initial. L'esprit apparaissait, non plus séparé, momifié, enserré sous ses bandelettes. Pendant que la sensation pure devenait le fruit d'un véritable effort d'abstraction, il était là, l'esprit, caché dans toute perception, avec son pouvoir de poser et de penser des rapports, avec cette " idée préconçue " (Alain, maître du langage, soulignait la force de l'expression) qui fait l'éloquence, presque hallucinatoire, de nos images.

Et Alain commentait : " Je ne peux pas t'apparaître mieux que je ne fais, dit le monde à l'homme dans une sorte de poème de Hegel. L'idée occidentale et moderne, c'est qu'il n'y a rien de trompeur dans le monde. Il est comme il est et il nous apparaît tel qu'il est. C'est nous qui, sans cesse, cherchons à faire bouger le décor. "

La conclusion était que ce n'était plus du monde qu'il fallait nous défier, mais bien de nous-mêmes. Le corps humain devenait le tombeau de troubles dieux. La morale, une morale toute intellectuelle encore, assainissait la vie de l'esprit et nous délivrait des phantasmes.

Je viens d'écrire le mot " morale ". Il faut un instant s'y arrêter.

On a bien souvent répété qu'Alain ne traitait jamais directement et - si l'on peut dire - isolément de morale. Là aussi, il fuyait les constructions abstraites, allant jusqu'à maltraiter Taine coupable d'être à ses yeux l'incarnation même de " l'homme à système " où il voyait un redoutable fabricant de machines à penser. De même qu'il saisissait le concept au cœur de la perception, il cherchait la morale au débouché des passions, dans l'acte qu'elles inspirent, dans le sentiment où elles s'épurent, dans la colère d'Achille, dans l'amour de Mme de Mortsauf, dans la sublime générosité de Mgr Myriel. Il se refusait à séparer l'esprit des passions parce qu'il ne séparait pas l'esprit du corps ni l'intelligence du courage. Avec Descartes, le Descartes du Traité des passions qu'il nous faisait lire et dont il était comme imprégné, il était convaincu que " les passions sont toutes bonnes de leur nature, et nous n'avons rien à éviter que leurs mauvais usages et leurs excès ".

Ce n'est certes pas un hasard si le seul " manuel " de philosophie qu'Alain ait jamais accepté de publier a porté d'abord comme titre Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions avant d'être réédité sous le titre Éléments de philosophie. Au reste cette dualité, tout à la fois orageuse et fraternelle, revient encore dans le thème fondamental de ses Lettres au docteur Mondor sur le sujet du cœur et de l'esprit. En 1928, nous étions quelques khâgneux à nous passer sous le manteau le texte dactylographié de ces essais que, en dehors de son destinataire, connaissaient seuls les initiés.

A l'époque où le narcissisme gidien semblait autoriser les plus molles complaisances envers soi-même, Alain affirmait le primat de la volonté dans la construction de la personnalité. Il regardait avec un mépris ironique la peureuse abstention de Ponce-Pilate en face de la justice et de la vérité. Antimilitariste convaincu et engagé volontaire en 1914, les attitudes prises par les hommes de bibliothèques ne manquaient pas de le faire sourire. Aussi se montrait-il sévère à l'égard de Renan, coupable à ses yeux d'avoir défiguré Marc-Aurèle par ignorance de professeur calfeutré sur l'ordre de l'action et les rudes choix qu'il commande.

- Vous avez fait sur Marc-Aurèle, me dit-il une fois en me rendant une dissertation sur les rapports du sentiment et de la volonté, vous avez fait sur Marc-Aurèle la même erreur que Renan.

Dans sa bouche ce n'était certes pas un compliment.

Mais le grand moraliste qu'était Alain préférait aux traités de morale prédicants et bavards la lecture, attentive et directe, des romanciers et des poètes. Là encore s'affirmait cette passion des " grands auteurs " incessamment relus, dont le commerce ininterrompu lui paraissait être l'essentiel de la culture, la chair et le sang des " humanités ". Il y revenait sans cesse et sans cesse, nous invitant à nous abreuver à ces sources inépuisables.

- Hâtez-vous de lire les grands auteurs pendant que vous êtes ici, nous disait-il.

Et il ajoutait en souriant avec une puissante ironie :

- Les professeurs de Sorbonne n'ont plus le temps de les lire. Ils se lisent entre eux, pour dauber les uns sur les autres, bien entendu.

Cette insolence nous faisait rire - la jeunesse a le goût de l'insolence - et la leçon reprenait son cours sinueux.

De cette ferveur active à l'égard des grands textes, l'emploi du temps que dressait Alain portait témoignage.

Sur les six heures que nous passions chaque semaine avec lui, une heure entière était consacrée à la lecture à haute voix et au commentaire d'une oeuvre illustre. C'est ainsi que nous lisions ensemble, chaque lundi après-midi, une année l'Iliade, une autre année l'Odyssée ou les Essais de Montaigne.

Ce tranquille mépris de la " séparation des genres " (les poètes et les romanciers appartiennent aux professeurs de lettres et à eux seuls !) n'allait pas sans irriter sourdement le conservatisme inavoué de certains inspecteurs généraux.

Je me souviens encore de la mine déconfite que montra un de ces hauts fonctionnaires venu astucieusement (du moins le croyait-il) inspecter Alain à l'heure qu'il pensait consacrée à ces frivoles exercices littéraires. Le temps de la lecture était fini et nous abordions " le cours ".

D'un ton à la fois courtois et agacé, le malheureux inspecteur général (moraliste à traité et à système) cherchait à s'informer.

- J'ai entendu dire, monsieur Chartier, que, chaque lundi, vous lisiez Homère (le nom glorieux sonnait avec une pointe d'emphase qui se voulait teintée d'ironie), que vous lisiez Homère avec ces jeunes gens. J'aimerais beaucoup assister à l'une de ces séances, peu habituelles (il faut bien le reconnaître !) dans une classe de philosophie.

Il y eut un silence. Chartier, plus massif que jamais, semblait se transformer sous nos yeux en l'image même du bœuf Apis. Puis, d'une voix lente :

- Vous n'avez pas de chance, Monsieur l'Inspecteur Général. L'heure consacrée à la lecture d'Homère vient de s'achever. Je puis, d'ailleurs, vous assurer que l'on trouve des idées dans l'Iliade, et même des idées fortes, presque autant que chez un philosophe de métier.

Quatre-vingt jeunes visages s'éclairèrent d'un sourire terriblement ingénu. Le malheureux inspecteur général était de moins en moins à son aise. Il esquissa un geste court, de prudence et de résignation.

- Je vous fais entièrement confiance, monsieur Chartier, pour tirer de la lecture en commun d'Homère les enseignements les plus profitables à ces jeunes gens.

Et le " cours de philosophie " proprement dit commença.

Si j'ai rapporté cette petite anecdote, c'est que, à l'exemple de la phrase de Stendhal dont il nous avait fait don à l'orée d'une année scolaire, elle me paraît projeter de belles clartés sur la personnalité que montrait Alain dans sa classe et, plus encore peut-être, sur les sources cachées de sa séduction.

Cet athlétique Normand aux fortes épaules, aux mains épaisses et blanches, au regard clair, ce bel animal humain donnait, sans doute, une impression d'équilibre et de puissance :

... Masse de calme et visible réserve

aurait-on pu dire de lui selon un vers de ce Paul Valéry, alors en pleine gloire, que nous lui devons d'avoir lu et admiré à vingt ans.

Mais cet homme d'allure paisible était un passionné souriant. Alternaient en lui des sursauts de violence et des bouffées d'ironie que connaissent bien tous ses élèves.

L'ironie ? Je ne veux en citer que deux exemples, d'une particulière saveur.

Normalien doué d'une rare pénétration intellectuelle, mais, à un égal degré, d'un sens aigu, d'un sens en quelque sorte esthétique du monde réel, du monde concret, du monde humain, la démarche abstraite et comme l'intempérance démonstrative à laquelle s'abandonnent, parfois, les Polytechniciens lui semblait tout à la fois dangereuse et comique. Il en souriait, tout en cherchant sur ces fronts ceints du bicorne un reflet de la grande lumière issue des mathématiques.

Ainsi partagé entre des attitudes nuancées, il lui arrivait de dire :

- Je viens de rencontrer rue Clovis un jeune Polytechnicien. Il marchait fièrement, l'épée au côté.

Un court silence. Puis il reprenait :

- Polytechnicus niger. Ce grand insecte noir tout à la fois m'attire et me repousse.

Le second trait de cette ironie qui le rendait, à l'occasion, si drôle remonte à l'époque où la campagne électorale qui précédait les élections législatives du printemps 1928 battait son plein. Au détour de je ne sais plus quelle analyse, Alain s'interrompit, sourit et prononça à mi-voix ce mot inattendu :

- Les élections ! Les élections sont le carnaval des citoyens.

Mais cette ironie elle-même ne doit pas faire illusion, car elle se conciliait fort bien, cohabitation fréquente chez les fortes personnalités, avec des passions vigoureuses d'où jaillissaient soudain des éclairs de violence. Deux traits, là encore, suffiront à mon propos.

Le premier concerne Paul Valéry. Il faut dire, d'abord, la profonde admiration qu'avait vouée Alain à l'auteur de Charmes. Il s'y référait sans cesse comme à Victor Hugo, comme à Homère. Alors qu'il lui arrivait de trouver faible, voire d'une inanité sonore, tel vers de Victor Hugo écrit par l'un de nous au tableau (ainsi pour ce vers à la fois solennel et comique du Satyre : " Un roi, c'est de la guerre, un dieu c'est de la nuit ", qui lui avait fait hausser les épaules), je n'ai pas souvenir qu'aucun texte de Valéry, prose ou vers, l'ait jamais trouvé moqueur ou indifférent.

Lors des attaques dirigées contre l'auteur d'Eupalinos par quelques Zoïles dont Gustave Téry, dans un ridicule article de l'Œuvre, s'était fait le pesant chef d'orchestre, Alain avait réagi de la façon la plus chaleureuse et la plus vive.

En écrivant ces lignes, j'ai sous les yeux le numéro des Libres Propos du 20 juillet 1927. Tous les Khâgneux, des monarchistes aux communistes, étaient abonnés à cette petite revue, imprimée sur un affreux papier d'un gris jaunâtre et dont les douze numéros annuels coûtaient, franco de port, seize francs par an.

Or, ce numéro du 20 juillet 1927 s'ouvrait sur un Propos consacré à l'auteur de la Jeune Parque.

" Valéry est notre Lucrèce. Neuf, serré, éclatant, sauvage. Seul devant la mer, qui ne dit qu'elle ; seul sous les constellations qui ne disent qu'elles ; et suivant jusque dans ces explosions de mondes les jeux de la force nue et de essences impitoyables. Les hommes à ses pieds, ombres passagères. "

Puis, évoquant l'œuvre de Valéry, il citait des vers incessamment lus et relus :

" Vie intérieure. " Amère, sombre et sonore citerne " ; " Amour, peut-être ou de moi-même haine ". Narcisse. Il me plaît d'enfermer ces vers dans ma prose. Ainsi coupés d'eux-mêmes, ils chantent encore. Toute la jeunesse les sait. Comme la jeunesse des anciens âges, elle se prend à ces énigmes. Tout recommence, et Zénon d'Élée lance une fois de plus sa flèche immobile. Quelque Platon récite, et puis se tait. Ces poèmes feront infiniment plus pour la renaissance de l'homme que toute la Sorbonne ".

Quand Alain écrivait " toute la jeunesse les sait ", il pensait évidemment à ses élèves, à cette fournée de quatre-vingt Khâgneux, ardents et insupportables, que chaque octobre ramenait au pied de sa chaire, et dans la cour mélancolique que traverse le méridien de Paris. Il les conduisait au Cimetière marin, comme il les conduisait à l'Otage, à la Chartreuse de Parme, au Lys dans la Vallée. Chacun ne pouvant porter pleinement témoignage que de soi, je puis dire que je ne saurais certainement pas des strophes entières du Cimetière marin par cœur si je n'avais eu le bonheur d'être élève d'Alain.

Une fois pourtant, nous entendîmes gronder contre Valéry un sursaut de colère. C'était un samedi après-midi, en juin 1927, au lendemain de la réception du poète à l'Académie française. Une phrase de Paul Valéry scintillait sur le tableau noir. A peine entré dans sa classe, Alain la lut tout haut, la relut. Puis, d'une voix bougonne, il reconnut :

- C'est bien. C'est même très bien.

La part ainsi jetée à l'honnêteté intellectuelle, il explosa :

- Mais c'est un ennemi du peuple.

Puis il ajouta :

- Bien sûr, Anatole France c'était un Paillasse, mais il croyait à quelque chose.

Un seul d'entre nous, plus tard éphémère député pelletaniste, crut bon de crier :

- Très bien !

Alain feignit de ne pas entendre cette trop bruyante approbation. Il monta dans sa chaire. Jamais plus, dans la suite, il ne manifesta d'humeur contre Paul Valéry.

La seconde de ses réactions que je veux citer montre bien comment, sans se refuser aux passions, Alain savait les tenir en bride et, enfin, les sublimer dans une générosité supérieure vraiment cartésienne.

Il s'agit encore d'un académicien. Émile Mâle, l'illustre historien de l'art religieux en France, venait d'être élu. Les méandres d'une analyse ayant amené le Maître à parler de l'architecture et de sa symbolique, il s'abandonna brusquement à une petite attaque contre l'évocateur passionné des églises médiévales françaises. " Tout ce qu'a écrit M. Mâle, c'est déjà dans les cathédrales. Il suffit de les regarder. Et ses livres sont inutiles. "

Lunettes en mains, sourcils froncés, il reprit le cours, un moment interrompu, de sa lente analyse. Puis, à nouveau, il revint à celui qu'au passage il venait de bousculer.

- En somme, pourquoi ai-je dit cela de Mâle ? Parce qu'il vient d'être élu à l'Académie ? Il reste, tout de même, qu'il est le premier à avoir si bien regardé les cathédrales et qu'il nous a aidés à mieux les voir.

Il sourit, apaisé, et je songeais, devant ce généreux retour, à une phrase d'un des plus récents Propos :

" Descartes est le premier qui ait su dire que la passion de l'Amour est bonne pour la santé et qu'au rebours la passion de la Haine est une sorte de maladie. "

Si Alain acceptait ses passions, quitte à en faire le support des plus hauts sentiments, il acceptait aussi les nôtres. Il se plaisait à répéter, avec Auguste Comte (une autre de ses grandes admirations), que " l'inférieur porte le supérieur " et l'idée du moi, telle qu'il l'analysait, partait de l'humeur pour aboutir, à travers les sinuosités du caractère et de l'individualité, aux épanouissements de la personnalité. A la construction du caractère, il appliquait le mot de Goethe sur l'art d'écrire : " Il faut être vieux dans le métier pour s'entendre aux ratures ". Il savait qu'un être jeune, riche de possibilités tumultueuses, ne devient pas homme en commençant par se nier ou se détruire, selon l'absurde méthode infligée par Fénelon au malheureux duc de Bourgogne.

Que l'on prenne garde cependant. Rien n'était plus étranger à la pensée de ce grand moraliste qu'une molle et facile acceptation de soi. A l'opposé il aimait à dire et à redire : " Tout ce qui va mal va de soi ". Il ne se lassait pas de faire appel à la volonté et à la foi, comme source de volonté : " Il faut vouloir. Et, pour vouloir, il faut croire qu'on peut vouloir. " Lui qui ne nous imposait pratiquement rien (pas même de remettre à dates fixes nos dissertations), il nous demandait tout. Je veux dire qu'il demandait à chacun de nous d'être homme et de se conduire, librement, comme tel.

Par là, ce maître sans complaisance, qui ne punissait jamais, qui n'interrogeait jamais, avec qui un dialogue ne s'établissait que par écrit, cet homme que certains d'entre nous appelaient " l'Homme " était tout à la fois maître de dignité et maître de bonheur. Sans cesse, il exorcisait l'idole fataliste et sa néfaste influence ? Sur chaque heure de la vie, et même la plus sombre, il faisait briller l'étoile de l'espérance et le bonheur ne nous était plus promis comme un cadeau, mais comme une conquête, plus comme une chance, mais comme une victoire.

" Il n'est pas difficile d'être triste, c'est la pente, a-t-il écrit dans les Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, mais il est difficile et beau d'être heureux. "

Ce n'est pas parce que tu as été, hier, injuste, violent, paresseux, que tu dois te condamner à être, aujourd'hui, paresseux, violent, injuste. L'homme doit d'abord se laver de cette funeste idée que l'on ne peut se laver de rien.

Je sais un prisonnier de guerre qui, cinq années durant, a lutté contre l'accablement de certaines heures et les tentations du désespoir en se répétant une phrase d'Alain, lue naguère dans son étude sur Platon :

" A chaque instant, une vie neuve nous est offerte. Aujourd'hui, maintenant, tout de suite, c'est notre seule prise. "

Ainsi Alain nous apprenait à penser, mais aussi à vivre, et à vivre appuyés sur notre propre volonté, affranchis du fatalisme comme de la haine, pleins de foi en l'homme, pleins de méfiance à l'égard des systèmes clos et des condamnations sans appel.

Aux jeunes hommes exigeants et passionnés que nous étions alors, il apportait encore quelque chose de plus, quelque chose d'essentiel à la formation d'une âme comme à la noblesse d'une vie, le droit à l'admiration, je veux dire le plaisir et le bonheur d'admirer : " Heureux, dirai-je, en lui appliquant les mots que lui a inspirés son maître Jules Lagneau, heureux si j'ai fait sentir à quelqu'un quelque chose de ce feu d'admirer, consolation pour tous, et vertu des forts. "


SOURCE : http://alinalia.free.fr/index0.htm

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