Un article de Hegel : "Qui pense abstrait ?"

Publié le par jp


"Vers 1807, Hegel écrivit un article de journal intitulé "Qui pense abstraitement ?" J’aime à le citer, car c’est à mes yeux la meilleure introduction à l’idéalisme allemand et à la philosophie en général, quand on l’envisage dans sa méthode de pensée." 
M. Heidegger, Schelling (Gallimard, p.141)




G.W.F. HEGEL
Qui pense abstrait ?

 
Penser ? Abstraitement ? Sauve qui peut ! Et voilà déjà un traître vendu à l’ennemi qui jette les hauts cris et dénonce cet essai parce qu’il y sera question de métaphysique. Car "métaphysique", tout comme "abstrait", et presque autant que "penser", est un mot que tout le monde fuit comme la peste.
Mais je ne suis pas assez malveillant pour venir expliquer ici le sens de "penser" et d’"abstrait". Il n’est rien d’aussi insupportable au beau monde que l’explication, et j’ai moi-même horreur qu’on commence une explication car, au pis-aller, je comprends tout sans aide. En outre, il serait parfaitement inutile d’expliquer ici le penser et l’abstrait : car c’est justement parce que le beau monde sait déjà ce qu’est l’abstrait qu’il le fuit. Pas plus qu’on ne désire ce qu’on ne connaît pas, on ne peut le haïr.
Mon intention n’est pas non plus de tenter une habile réconciliation entre le beau monde et le penser ou l’abstrait. Est-il besoin de dissimuler le penser et l’abstrait sous le couvert de propos de salon, afin de les faire entrer subrepticement dans la société sans qu’ils soulèvent la moindre répulsion ? Faut-il qu’ils soient adoptés par cette société presqu’à son insu - "hereingezaünselt", comme disent les Souabes -, puis que l’auteur de la mystification dévoile brusquement l’invité inconnu, cet abstrait que, sous son nom d’emprunt, toute l’assemblée traite depuis longtemps en vieil ami ? De pareils coups de théâtre, faits pour instruire le monde malgré lui, ont le défaut inexcusable de l’humilier en même temps, et de donner à leur auteur la tentation de gagner quelque gloire par son artifice - humiliation et vanité qui détruisent l’effet cherché, car on repousse une leçon payée si cher.
D’ailleurs un tel projet serait ruiné d’avance : il faudrait, pour le réaliser, que le mot-clé de la devinette n’ait pas été prononcé auparavant. Or on l’a déjà donné dans le titre. Si ce badinage-ci voulait user d’une telle habileté, il ne fallait pas admettre ces mots au début, mais, comme le ministre de la comédie, les faire se promener tout au long de la pièce en redingote : ils ne l’auraient ouverte qu’à la scène finale, révélant ainsi la resplendissante étoile de la sagesse. Il serait sans nul doute moins frappant de voir ouvrir une redingote métaphysique plutôt qu’une redingote de ministre. Seuls deux mots seraient mis en lumière, mais la meilleure partie de la plaisanterie devrait consister à montrer que la société possédait depuis longtemps la chose en question ; aussi n’y gagnerait-elle finalement que le nom, tandis que l’étoile du ministre, elle, a un sens bien réel : celui d’un sac d’écus.
Ce qu’est le penser, et ce qu’est l’abstrait, que chaque personne présente le sache est présupposé dans la bonne société. Le problème est seulement de savoir qui pense abstraitement. Mon intention n’est pas, je l’ai déjà dit, de réconcilier la société avec le penser et l’abstrait, ni d’attendre d’elle qu’elle traite d’un problème ardu, ni d’en appeler à sa conscience afin qu’elle ne néglige pas étourdiment un sujet qui sied au rang et à la position d’êtres doués de raison. Mon intention est bien plutôt de réconcilier le beau monde avec lui-même, quoique sa négligence ne semble guère lui peser (cependant, intérieurement du moins, il porte un certain respect à la pensée abstraite comme à quelque chose de supérieur : s’il en détourne les yeux, c’est qu’elle lui paraît non trop médiocre mais trop élevée, non trop commune mais trop noble, ou, à l’inverse, parce qu’elle lui semble être une espèce, une singularité - quelque chose qui ne nous vaut point, en société, la distinction que donnent des vêtements neufs, mais, bien plutôt, comme le feraient de méchants habits, ou même de riches vêtements ornés de pierreries aux montures surranées ou de broderies qui, pour riches qu’elles soient, auraient aujourd’hui allure de chinoiseries, semble nous en exclure ou nous y rendre ridicule).
Qui pense abstraitement ? L’homme inculte, non l’homme cultivé. La bonne société ne pense pas abstraitement parce que cela est trop facile, trop vulgaire - je ne parle pas de la position sociale -, non par une vaine prétention de noblesse qui se placerait au-dessus de ce qu’elle ne peut atteindre, mais en raison de la non-valeur interne de la chose.
Si grands sont les préjugés et le respect qui entourent la pensée abstraite que les odorats sensibles vont déceler ici un parfum de satire ou d’ironie. Mais puisque vous lisez les journaux du matin, vous savez bien qu’un prix est décerné aux satires, et dès lors vous ne doutez pas que je préfèrerais l’obtenir en concourant plutôt que d’y renoncer purement et simplement ici.
Il me faut seulement étayer ma thèse de quelques exemples : chacun reconnaîtra qu’elle s’en trouve confirmée. Ainsi, on conduit un meurtrier au lieu de son exécution. Aux yeux du commun, il n’est qu’un meurtrier. Les dames de la bonne société, elles, observent peut-être que c’est un bel homme, bien bâti, intéressant. La foule s’effraie d’une telle remarque. Bel homme un meurtrier ? Est-il possible d’avoir des pensées aussi perverties, et de trouver un meurtrier beau ? Nul doute que vous ne valiez guère mieux vous-mêmes. "Voilà bien la corruption des moeurs qui règne dans la haute société", ajoute peut-être un prêtre qui connaît le fond des choses et des coeurs.
Pour qui connaît bien les hommes, il est important de suivre la formation de la mentalité du criminel ; son passé, son éducation, la mésentente entre son père et sa mère, la répression impitoyable d’une faute minime expliquent l’amertume de cet être humain envers l’ordre social. Sa première réaction contre cet ordre l’en a exclu, et, dès lors, ne lui a plus permis de subsister que par le crime. Il y aura bien des gens pour dire en entendant ceci : "Il cherche à excuser un assassin !" Après tout, je me souviens que, dans ma jeunesse, j’ai entendu un bourgmestre se plaindre de ce que les écrivains dépassaient les bornes, et cherchaient à extirper jusqu’aux racines le christianisme et la moralité ; on avait écrit une défense du suicide, n’était-ce pas infâme ? Une enquête plus approfondie révéla qu’il s’agissait des Souffrances de Werther.
Voilà donc ce qu’est la pensée abstraite : ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d’être un meurtrier, et, à l’aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain. Il en va tout autrement dans un milieu où règnent la délicatesse et la sentimentalité - à Leipzig. Là on couvrait et on entrelaçait de fleurs la roue et le criminel qui y était attaché. Mais cela est encore l’abstraction contraire. Les chrétiens peuvent bien s’adonner au rosicrucisme, ou plutôt au crucirosisme, et tresser des guirlandes de roses autour de la croix. La croix, c’est l’ancienne sanctification du gibet et de la roue. Elle a perdu son sens unilatéral d’instrument de châtiment et de déshonneur, et allie au contraire à l’idée de douleur et de déchéance suprêmes l’extase la plus pure et l’honneur divin. La roue de Leipzig, quant à elle, avec ses guirlandes de violettes et de coquelicots, est une réconciliation superficielle, à la Kotzebue, une sorte de mauvais compromis entre la sentimentalité et le mal.
D’une toute autre façon, j’entendis un jour une vieille femme du peuple, qui travaillait dans un hôpital, détruire l’abstraction du meurtrier et le rendre à la vie et à l’honneur. La tête coupée avait été placée sur l’échafaud ; il faisait un beau soleil. Avec quel éclat, dit-elle, le soleil de la grâce divine brillait sur la tête de Binder ! " Tu n’es pas digne de voir le soleil", dit-on à un mauvais sujet contre lequel on est en colère. Cette femme vit que la tête du criminel était touchée par les rayons de lumière, elle en était encore digne. Du châtiment à l’échafaud, elle éleva cette tête jusqu’au soleil de la grâce ; au lieu d’accomplir la réconciliation avec des violettes et une sentimentalité vaine, elle fit monter le meurtrier vers la grâce de Dieu.
"Vieille femme, tes oeufs sont pourris", dit la servante à la marchande. "Quoi ?" réplique-t-elle, "Pourris, mes oeufs ? Pourrie toi-même ! Tu oses dire cela de mes oeufs ? Toi dont le père a couru les grands chemins, dévoré par les poux ? dont la mère est partie avec les Français ? dont la grand-mère est morte à l’hospice ? Achète-toi une vraie chemise pour remplacer ce fichu de pacotille ! On sait bien où elle a trouvé son fichu et ses bonnets ! Si ce n’était de ces officiers, je n’en connais guère qui seraient attifées de la sorte aujourd’hui ! Et si nos nobles dames prenaient plus de soin de leur maisonnée, j’en connais au contraire beaucoup qui seraient en prison à l’heure qu’il est ! Va donc repriser les trous de tes bas !" Bref, elle ne lui laisse pas un fil sur le dos. Elle pense de façon abstraite et met tout ensemble la femme, son fichu, son bonnet et sa chemise, ses doigts et autres parties de son corps, son père et toute sa famille, simplement parce qu’elle a commis le crime de trouver ses oeufs pourris. Tout ce qui la touche prend la couleur de ces oeufs. Quant aux officiers dont a parlé la marchande, et si, comme on peut se le demander, il faut ajouter foi à ses dires, ce qu’on leur montre est sans doute très différent.
Passons de la servante au serviteur. Aucun n’est plus mal placé que celui qui sert un homme d’une classe inférieure et d’un petit revenu ; et plus noble est son maître, mieux il s’en trouve. L’homme du peuple, encore une fois, pense plus abstaitement, il se donne des airs nobles devant son serviteur, et son comportement est celui du maître envers son valet ; il s’en tient à ce seul prédicat. Le serviteur qui a la meilleure place est celui qui sert un maître français. Le gentilhomme est familier envers son valet, le Français amical. Lorsqu’ils sont seuls, c’est le valet qui parle. Voyez Jacques et son Maître de Diderot. Le maître se contente de priser et de regarder l’heure, et laisse son valet s’occuper du reste. Le gentilhomme sait que son serviteur est plus qu’un serviteur, qu’il est au courant des dernières nouvelles de la ville, qu’il connaît les filles, qu’il a de bonnes idées en tête. Il s’informe auprès de lui et lui permet de dire tout ce qu’il sait sur ce qui l’intéresse, lui son maître. Avec un maître français, le valet peut se permettre encore plus ; il a le droit d’aborder lui-même un sujet, d’avoir des opinions personnelles et de s’y tenir ; et lorsque le maître a un désir, il ne lui suffit pas de donner un ordre pour qu’il soit exécuté, il lui faut d’abord discuter et convaincre son serviteur, puis ajouter une bonne parole afin de s’assurer que son opinion prévaudra.
On rencontre la même différence à l’armée. Chez les Prussiens, il est permis de battre un soldat puisque c’est une canaille ; est canaille tout ce qui peut être rossé. Aussi le simple soldat est-il pour l’officier cet abstractum d’un sujet rossable à merci dont un gentilhomme qui a uniforme et port d’épée doit se préoccuper, quitte à faire pacte avec le diable.
 
Traduit par Marie-Thérèse Bernon,
Revue d’Enseignement de la Philosophie,
22ième année, N° 4, Avril-Mai 1972
source : http://pedagogie.collegemv.qc.ca/philosophie/
 

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C
<br /> <br /> Je souhaiterais pouvoir disposer du texte Wer denkt abstrakt? en allemand. Peut-on l'avoir sur le net? Y en a-t-il une version gratuite? Je vous remercie de votre réponse. C.P<br /> <br /> <br /> <br />
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C
"Qui pense abstraitement ? L’homme inculte, non l’homme cultivé." Depuis lors, l'homme inculte d'Hegel se trouve aujourd'hui nanti de nouvelles déterminations, parmi lesquelles la plus courante, la plus proliférante car la plus médiocre : l'homme apparemment cultivé, c'est à dire l'homme médiatiquement cultivé, c'est à dire le "bon consommateur" de culture. Aujourd'hui la proposition d'Hegel devrait donc s'actualiser en: "Qui pense abstraitement ? L’homme intoxiqué par l'industrie du divertissement culturel, non l’homme cultivé." :-)
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