Heidegger résistant par G.Guest (Héraclite)
Deux textes à télécharger au format pdf :
- E.Faye, 2de préface à Heidegger - l'introduction du nazisme dans la philosophie
- G.Guest, La fêlure (avec un commentaire du cours de 1933 sur Héraclite)
Extraits de la réponse de G.Guest à E.Faye :
Jan Patocka, avec d’autres étudiants d’alors, vient confirmer ce qui leur apparut clairement à l’époque comme une forme de « résistance spirituelle », à propos de ce que fut alors l’attitude de Heidegger, et c’est bel et bien lui qui déclare voir dans la figure de Heidegger celle d’« un héros de notre temps » — et qui s’en inspira lui-même comme d’« un exemple » pour continuer à enseigner et à penser sous l’emprise d’une autre de ces massives « dictatures totalitaires » dont le « XXe siècle » (en attendant mieux ?) semble s’être fait une spécialité. (…)
Heidegger critique et stigmatise, bel et bien, sur le fond, en maintes occasions, de façon ouvertement et très expressément caustique, le « racisme », l’« eugénisme » et le « biologisme » en question — et que l’usage fait du mot « völkisch » par l’idéologie « nazie» est même, lui aussi, expressément stigmatisé (voire ridiculisé), dès 1933, par Heidegger ! (Voir, par exemple, le discours de Heidegger expressément dirigé, le 30 janvier 1934, contre le « biologisme » et la « biologische Weltanschauung » de Erwin G. Kolbenheyer, dans le Cours du semestre d’hiver 1933/1934 : « Vom Wesen der Wahrheit», in : Heidegger, Sein und Wahrheit, Gesamtausgabe, Bd. 36/37, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main 2001, pp. 209-213, notamment pp. 211/212.) (…)
Heidegger n’a jamais le moins du monde cherché à « légitimer » une quelconque « sélection raciale » ; mais, tout au contraire, Heidegger a montré, à longueur de cours, en pleine époque « national-socialiste », notamment, en effet, dans l’impressionnant ensemble de ses Cours sur Nietzsche (dont cela constitue la ligne de propos principale, massivement ignorée et passée sous silence par E. Faye et ses pareils), que l’« idée » même de « sélectionner » un « “type“ humain », une « “espèce“ humaine », une « humanité » ou une « surhumanité » qui fût à quelque prix que ce doive être (y compris celui de l’« inhumanité » !) à la hauteur des « défis » du « nihilisme à son comble » et de la « mobilisation totale » de l’être humain des « Temps modernes » — « mobilisation » afférente au déferlement de la « métaphysique de la volonté de puissance» —, que cette seule « idée », donc, et la fatale « nécessité métaphysique » qui semblait désormais devoir la commander de manière si brutalement impérieuse, ne sauraient conduire ladite « humanité » (ou la prétendue « surhumanité » de l’« homme moderne » en question !) nulle part ailleurs ni à nulle autre « issue », si ce n’est à des « catastrophes mondiales » — et à l’ « extermination de l’homme par l’homme » — en toute dernière extrémité ? (...)
Dans un passage du Cours de l’hiver 1933/1934, dont il fait si grand cas pour y avoir pu prélever quelques lambeaux de texte qui lui paraissent propres à soutenir son accusation proprement insensée, M. Faye prétend pouvoir « lire à livre ouvert » dans le texte de Heidegger, un véritable « appel à la domination de la race allemande » — « de la deutsche Rasse » (!), insiste lourdement M. Faye (alors même que le texte de Heidegger invoqué n’évoque, en l’occurrence, absolument rien de tel…), ainsi qu’« à l’extermination totale de l’ennemi intérieur greffé sur la souche du peuple allemand » (!), c’est-à-dire, selon lui, un appel à l’« extermination totale des Juifs assimilés » (rien de moins !…) — et par conséquent un « appel » (dès 1933/1934, qui plus est !) à la mise en oeuvre de la « solution finale ». (…)
De même encore, nous sommes censés apprendre des « recherches » de M. Faye que, dans le même Cours < sc. celui du semestre d’hiver 1933/1934 incriminé par M. Faye >, le « concept de vérité » serait lui-même « perverti » en un sens « racial » (sic !) ; que la « vérité » y serait en effet « identifiée » (sic !) — par Heidegger !? — « au combat pour l’auto-affirmation d’un peuple et d’une race » (sic !) ; et que Heidegger « veut» (décidément!) « porter à la souveraineté les possibilités de fond de ce qui appartient à la souche originairement germanique », tout en appelant « à l’anéantissement complet » de l’« ennemi » censé s’attaquer « aux racines mêmes du peuple », qu’il s’agisse d’ailleurs de l’« ennemi de l’intérieur » ou d’un « ennemi extérieur » — notamment « asiatique »… Emmanuel Faye laisse naturellement ici envisager le pire (se plaisant manifestement à laisser discerner dans l’« anéantissement » de l’« ennemi de l’intérieur », qui plus est « asiatique », l’appel à quelque sinistre « solution finale » !…), et renvoie alors aux pages 89 à 91 du Cours de Heidegger…
Mais pour peu que l’on s’y rapporte pour en juger par soi-même, on ne manque pas de s’apercevoir : qu’il s’agit là d’une interprétation du célèbre fragment d’Héraclite sur le « polémos », donc de la « guerre » — « der Krieg » — ou du « combat » — « der Kampf » —, conçus comme le rapport de fond (« ontologique ») de l’homme « au monde », à « l’étant dans son ensemble » et « à l’Être » ; et qu’il s’y agit plus particulièrement du « peuple grec » dans son rapport immémorial d’intime « confrontation » avec l’élément «asiatique» : « das Asiatische » ; que la « souche originairement germanique », dont il est effectivement question dans le Cours, n’est donc autre que celle du « fonds » historique et culturel (et non pas « racial ») «indoeuropéen» à l’égard dudit « élément asiatique » ; enfin : qu’il s’agit là, en dernière instance, de l’intense, féconde et inépuisable opposition discernée par Nietzsche au coeur même du classicisme grec, dans son Origine de la tragédie, entre l’élément « apollinien » et l’élément « dionysiaque »… Ce dont Emmanuel Faye se garde bien de rendre compte, préférant visiblement orienter son lecteur en direction de tout autres associations d’idées…
voir aussi :
L'affaire Heidegger terminée? (revue Esprit)