Les Ecrits politiques de Heidegger par F.Fédier
Le scandale Heidegger
Autour de la parution des Écrits politiques 1933-1966, de Martin Heidegger, traduits, annotés et préfacés par François Fédier aux éditions Gallimard, Paris, septembre 1995.
Entretien avec François Fédier
Entretien réalisé le 17 novembre 1995.
Corrigé par FF le 22 novembre 1995
Olivier Morel : François Fédier, vous avez bien connu Martin Heidegger, vous avez beaucoup écrit sur Heidegger et vous êtes aussi connu pour être l'un des plus constants défenseurs du philosophe. Une nouvelle polémique s'est donc déclenchée sur ce qui par le passé a été qualifié d'“Affaire” ou de “scandale” Heidegger et de manière inédite dans cette “nouvelle affaire”, le scandale tient plus à la lecture que vous en faite qu'à l'engagement en lui-même, à preuve la longue préface que vous lui consacrez dans ce volume des Écrits politiques récemment parus chez Gallimard. Cette longue préface intitulée “Revenir à plus de décence” semble avoir justement provoqué, choqué, indigné, bref toutes les réactions sauf la décence escomptée… A quoi l'attribuez-vous ? Ne vous semble-t-il pas — justement pour employer un des maîtres-mots heideggeriens — que l'accusation comme la disculpation de Heidegger traduisent et trahissent une réelle angoisse ?
François Fédier : Du côté de ce que vous appelez la “disculpation” — terme sur lequel il y aurait beaucoup à dire — je crois qu'il y a moins d’angoisse que de l’autre côté. Je ne me sens pas, pour ma part, spécialement angoissé par Heidegger. Que les réactions dont vous parliez continuent, est sans doute regrettable, bien que cela soit déjà en train de s’atténuer. J'ai l'impression que, comparées à ce qui s'est passé au moment de la sortie du livre ridicule de V. Farias, les réactions en ce moment sont nettement plus mesurées. Contrairement à ce que vous semblez avoir senti, je crois vraiment qu'on est en train d'aller vers plus de décence.
O.M : Vous écrivez (p 64) qu'il était impossible entre 1933 et 1935 de prévoir ce que seraient les crimes du nazisme…
F.F :…ce n'est pas moi qui dis cela, c'est un auteur allemand. Mais je pense aussi qu'il est impossible de prévoir à l'avance ce que seront les événements à venir. En 1933, on pouvait constater certaines manifestations criminelles. Ce qu’il faut se demander, au moins pour la question qui nous occupe, c’est : quelle a été l'attitude de Heidegger vis à vis de ces manifestations; j'en parle dans la préface. Mais dire qu'à partir de ces crimes-là on pouvait prévoir qu’allait s’en suivre une extermination massive d'innocents… je regrette infiniment, on ne peut le faire qu'à partir de systèmes de pensée malhonnêtes.
O.M : Cela dit, vous écrivez dans la même préface (p 86) que Heidegger se livre à un acte de “résistance” en acceptant d'assumer en 1933 les responsabilités de recteur de l'université de Fribourg en Brisgau : n'était-il pas au courant de la dimension totalitaire, antisémite voire criminelle de ce régime ?
F.F : Je pense qu'il percevait des potentialités - contre lesquelles précisément il pensait pouvoir à cette époque-là agir de la façon dont il a agi. Je signale un fait parfaitement avéré et que plus personne ne conteste à ma connaissance : Heidegger a interdit l'affichage du panneau contre les Juifs dans son université. Si vous voulez appeler cela une forme d’acquiescement à ces potentialités totalitaires, je vous en laisse la responsabilité.
O.M : Votre préface s'inscrit dans un contexte politique, actuel, celui de l'effondrement du bloc communiste. Vous savez que dans l’Allemagne des années 1985-1986 a éclaté la fameuse “querelle des historiens”, le “Historikerstreit”, où l'historien allemand Ernst Nolte a été accusé de replacer l'extermination dans la continuité de l'opposition au bolchevisme, où le nazisme aurait été une phase parmi d'autres. Pourriez-vous éclairer cet aspect de votre préface qui ne mentionne pas explicitement la querelle des historiens mais qui néanmoins se place politiquement dans ce contexte de la chute du mur ? Qu'est-ce que ce contexte apporte à la lecture du Heidegger politique ?
F.F : Sur ce point précis, qui me parait en effet très important, mon opinion est que si l’on réduit le travail de Nolte à l'idée que le national-socialisme ne s'explique que par le bolchevisme, et que deuxièmement cette explication revient à excuser en quelque façon que ce soit les crimes du nazisme, on ne rend pas honnêtement compte de ce travail : on le simplifie scandaleusement, et du même coup on schématise ce qui est complexe. Le phénomène de la réaction disons “fasciste” puis “nationale-socialiste”, en Italie et en Allemagne, n'est pas, qu’on le veuille ou non, intégralement explicable si l'on fait abstraction de la révolution de 1917 en U.R.S.S. Que cela soit indéniable, c'est ce dont tout le monde commence à se rendre compte. Mais encore une fois, j'insiste : cela ne signifie pas du tout que le véritable responsable des crimes nazis soit le bolchevisme… Vouloir penser ainsi serait une tentative tellement grossière de blanchir le nazisme que personne d’honnête ne peut s’y arrêter.
O.M : Vous savez que dans ce problème l'un des enjeux n'est pas seulement que le bolchevisme serait l'un des responsables du nazisme. Ce à quoi l’on s’oppose, c’est à l'opération idéologique de relativiser la dimension criminelle du régime et notamment les persécutions dont ont été victimes les juifs. C'est la raison pour laquelle certains commentateurs ont employé le terme de “révisionnisme”.
Par ailleurs — sur cette question de l'extermination — vous êtes circonspect sur le fameux “silence” de Heidegger à ce sujet ?
F.F : L'entreprise d'Hitler n'est pas compréhensible, si on fait abstraction de l'élément de lutte à mort contre le système bolchevique. Si l'on veut faire abstraction de cet élément-là, on ne peut pas comprendre ce qui s’est passé dans l'Allemagne nazie. Bien entendu, le côté proprement dément de la pensée de Hitler est d'avoir amalgamé le bolchevisme et le prétendu “complot juif international”; c’est d'avoir interprété le bolchevisme d'un point de vue antisémite, c'est-à-dire en faisant du bolchevisme l'une des deux faces de ce “complot juif mondial”. Cet amalgame-là, qui constitue le noyau du délire hitlérien, est la véritable cause de la “solution finale”. Dire cela, je ne vois pas en quoi c’est “relativiser” le crime nazi.
Deuxièmement, en ce qui concerne ce que l'on appelle le “silence” de Heidegger : rendez-vous compte qu’aujourd'hui, en 1995, nous avons encore tant de peine à dire aussi clairement qu’il le faut des choses aussi simples que ce que je viens de dire - à savoir qu'Hitler était au moins autant antibolchevique qu'antisémite, puisqu'il faisait des deux la même chose, et que cela ne peut pas servir à relativiser les crimes d’Hitler - rendez-vous compte qu’une grande quantité de gens n'arrivent toujours pas à comprendre cela… Essayez donc d’imaginer ce qui ce serait passé si Heidegger avait essayé d'expliquer cela en 1945 ! Il n'y a pas, à mon sens, de “silence de Heidegger” mais tout simplement : il n'a pas parlé dans le cadre qui est celui que notre époque considère comme le seul cadre où l'on puisse prendre la parole : les médias, les journaux, les télévisions. Il n'a pas parlé dans ce cadre. Est-ce que l'on peut décemment considérer que ne pas parler dans un cadre médiatique, cela revient à faire silence ? Il y a chez Heidegger, concernant notre époque, une quantité de notations, après la guerre, qui vont au cœur de la question posée et qui par conséquent répondent. A nous de l’entendre !
O.M : Mais on parle là du silence dans sa dimension politique. Philosophiquement, il s'est trouvé des commentateurs pour dire qu'on ne trouvait rien dans la philosophie de Heidegger après 1945 qui soit une tentative de penser ce qui s'était produit à Auschwitz, alors que Auschwitz reste l'un des grands événements de ce siècle qui survient non seulement dans l'ordre de la pensée mais dans tous les domaines…
F.F : D'abord il faudrait peut-être se demander : quelle est l’autorité de ces commentateurs ? Je préférerais pour ma part que l’on prenne en considération le fait que tout le développement de la pensée de Heidegger concernant le nihilisme ne commence pas après le nazisme, mais a lieu publiquement dès1936, c'est-à-dire en plein nazisme. Mais je crois que nous n’avons pas répondu à la question que vous posiez tout à l’heure, celle de la “résistance”. Vous me disiez que je prétendais que Heidegger avait résisté. Or je ne prétend rien du tout. Ce que je fais, c'est constater que dans l'esquisse politique qu'il y a dans le Discours de rectorat, apparaît en toutes lettres le mot de “résistance”; et je demande : Est-ce que Heidegger a laissé échapper ce mot par inadvertance, ou bien ne se rendait-il pas compte de ce qu'il disait ? Ou bien au contraire, est-ce un mot auquel il donne son plein sens ? Si ce mot a du sens, et si Heidegger l'écrit au moment où il prend en charge le rectorat, je demande que l'on se pose une question : que voulait-il dire, en 1933, en parlant de l’impératif, pour tout pouvoir, de laisser s’exprimer une résistance ? Je ne demande pas plus …
O.M : Alors d'où vient cette fascination, cette puissance de la pensée heideggerienne et cette passion qu'elle déclenche tant du point de vue de la pensée, que du point de vue politique ? N'y aurait-il pas pour être plus précis un point aveugle dans l'ensemble de la pensée de Heidegger, qui a à voir avec l'ensemble des systèmes de valeurs occidentaux, je pense en particulier à ce mot de nihilisme que vous avez prononcé, n'y a-t-il pas dans cette affaire Heidegger quelque chose qui comme Auschwitz arrive à la pensée, que la pensée n'arrive pas à penser ?
F.F : Tout cela est trop entremêlé… Je ne peux pas répondre en bloc…
O.M : D'où vient la puissance et la passion qui se déclenche autour de Heidegger, tant du point de vue de la pensée que du point de vue politique ?
F.F : Je n'ai pas de réponse dogmatique là-dessus, mais il me semble qu'il doit y avoir chez Heidegger quelque chose qui est très profondément au cœur des préoccupations et de la situation de notre époque…
O.M : … en quoi ?
F.F : Dans la mesure où c'est une pensée qui s'explique avec le nihilisme et qui d’abord s'y expose. N'oublions pas que la pensée de Heidegger à propos du nihilisme est quelque chose qui va… — là aussi je risque de choquer un certain nombre de gens, mais cela n'a pas d’importance — bien au-delà de la pensée du nihilisme chez Nietzsche. La façon dont Heidegger prend la question du nihilisme en fait véritablement non pas la tache aveugle, mais le foyer incandescent où se nouent toutes les questions décisives de notre temps. Ce foyer incandescent n’est pas seulement un centre de lumière; c’est un point brûlant, où se concentrent des énergies qui peuvent être épouvantablement dévastatrices.
O.M : La question corollaire était : n'y a-t-il pas dans la philosophie de Heidegger comme philosophie qui essaie de penser l'impensé, des éléments pour comprendre cet impensé absolu que serait la Shoah ?
F.F : Je ne pense pas que l'on puisse dire que la Shoah soit l'impensé absolu. Je dirais plutôt que la Shoah est une manifestation (une manifestation entièrement épouvantable) de l'impensé absolu. Il ne faut pas confondre les deux, ce qui ne signifie nullement, encore une fois, que l’on relativise ainsi l'épouvantable massacre qu'a été l'extermination. Comment vous dire ? La façon dont Heidegger entrevoit l'ensemble de l'histoire de la philosophie mène à une possibilité de comprendre ce qui d'une certaine façon, sous nos yeux, mais s’étant mis en route depuis pas mal de temps, a commencé à déraper de manière irrésistible. Quand on dit irrésistible, il faut immédiatement préciser que le travail d'une pensée comme celle de Heidegger vise précisément à résister à ce dérapage.
O.M : Quand vous parlez de ce “dérapage irrésistible”, vous parlez de la question de la technique, en particulier, pas seulement. Là encore le même problème se pose, l'approche de la question de la technique par Heidegger nous permet aussi de comprendre comment la technique a rendu possible l'extermination mécanique, machinale, technique, de millions d'individus, une extermination qui comprenait en elle-même la disparition du moyen de l'extermination. Est-ce que ce problème-là n'est pas aussi en germe dans la passion qui se déchaîne autour du silence de Heidegger ? Cette double occultation : la technique qui occulte jusqu'au fait qu'il y ait eu extermination, et l'occultation heideggerienne de Auschwitz…
F.F : Ce qui est tout à fait étrange dans votre formulation, c'est que vous semblez dire que l'homme qui essaie d'expliquer les raisons de l'occultation, c'est celui qui occulte la question…
O.M : …une précision donc : je ne parle pas de l'homme Heidegger mais bien de ce qu'on prête à Heidegger, je parle de la passion, de la fascination qui existe autour de Heidegger…
F.F : Permettez moi une remarque à propos du mot de “fascination”. Il faut être extrêmement prudent avec ce mot. “Fascination” est un mot qui décrit des phénomènes en rapport avec l'âge du monde dans lequel nous vivons. Le mot “fascination” et le mot “fascisme” sont apparentés, et ce n’est pas un hasard. Je me garde donc bien, en ce qui me concerne, de me laisser aller à la moindre fascination à l'égard de la pensée de Heidegger. Je pourrais même ajouter que si la pensée de Heidegger se met à exercer une fascination, j’y vois le signe assuré que l'on s'y prend très mal avec elle.
O.M : Donc qu'en est-il de cette double occultation : que la technique occulte jusqu'à l'extermination, et le fait qu'on prête à Heidegger, le fait d'avoir occulté la dimension de l'extermination, ce fameux silence ?
F.F : Mais il n'y a pas d’occultation chez Heidegger! Permettez-moi de signaler ce dont je m’étonne dans le texte Critique et soupçon, à présent publié dans Regarder voir (Les Belles Lettres, Paris, 1995). D’un côté, on prétend que Heidegger ne dit rien à propos de l’extermination, et l’on s’en scandalise; et quand, d’un autre côté, on produit un texte de Heidegger qui en parle, on trouve scandaleux ce qu’il en dit - avant même de se préoccuper du sens que pourrait avoir son propos. Rendons-nous d’abord une bonne fois compte de ce fait caractéristique : quand Heidegger parle de quoi que ce soit, il y a un déchaînement de passions hostiles.
O.M : … c'est ce que j'appelais la démesure du scandale. Quoi du point de vue allemand sur cette affaire, sur ce scandale, non seulement sur cette parution récente des Écrits politiques mais aussi sur l'Affaire Heidegger il y a huit ans ?
F.F : En ce qui concerne les Allemands et la façon dont ils se comportent par rapport à Heidegger, il y a évidemment un tout autre psychodrame qu'en France. En Allemagne s’est constitué tout un ensemble de barrières contre la pensée de Heidegger, et sur ce point j'aimerais dire quelque chose que je n'ai encore jamais dit. Je considère que l'Allemagne, depuis 1945, a suivi un parcours politique assez exemplaire, avec un souci de la démocratie tout à fait exceptionnel dans les pays européens. Par conséquent on ne me trouvera évidemment pas parmi les gens qui critiquent l'attitude politique générale des Allemands sur ce point. J’irais même jusqu'à dire que si, pour arriver à cela, le prix qu’ils avaient à payer était en particulier d'occulter la pensée de Heidegger, je m'en accommoderais volontiers. Car je crois qu’un jour ou l'autre les Allemands redécouvriront Heidegger, comme l'a dit le vieux Gadamer : “Heidegger nous reviendra par l'étranger”. Je crois qu'à un moment ils redécouvriront Heidegger. Si les Allemands restent ce “peuple du milieu”, comme disait Heidegger, alors sera venu pour eux aussi le temps d'un travail sérieux et porteur d'avenir.
O.M : Pour conclure j'aimerai que vous me disiez un mot sur la note 16 page 294 des Écrits politiques, qui concerne le fameux «Sieg Heil», qui dans l'écho médiatique français de ce livre à fait couler de l'encre : “Que veut dire «Sieg Heil» ?” écrivez-vous. “Aujourd'hui l'expression «Ski Heil» s'emploie sans la moindre connotation politique, pour se souhaiter, entre randonneurs à ski, une bonne course. […] Dans la bouche de Heidegger, «Sieg Heil» exprime par conséquent le souhait que les ouvertures du discours de la paix trouvent chez les autres nations un écho favorable […]” J'ai envie de vous dire, avec un rien d'ironie bien sûr : n'y a-t-il pas là un peu d'indécence ?
F.F : Laissez-moi vous lire ce passage d'un livre que je ne connais que depuis hier, un livre de Vassili Axionov, qui s'appelle Une saga moscovite (Chap. 7, p. 121). Il s’agit du défilé pour le dixième anniversaire de la Révolution d'Octobre, donc 1927. Parmi les innombrables délégations défile un régiment d’anciens combattants allemands qui brandissent leur poing fermé. Or que font ces prolétaires allemands, pour répondre aux saluts des spectateurs moscovites ? Je cite : “Sieg Heil! braillent les Allemands.” Je souligne encore une fois que c’est la délégation des prolétaires allemands qui criait “Sieg Heil!” Quand on me reproche aujourd'hui d'être indécent en disant qu’en 1933, “Sieg Heil” n'était pas une manière de parler absolument réservée au nazisme, je viens d'administrer la preuve qu’on a tort; c'est tout ce que j'ai à dire.
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Entretien publié dans le “Magazine Littéraire”
Pourquoi avez-vous tant tardé à publier les Écrits politiques de Heidegger ?
J’aimerais d’abord faire remarquer que ce livre est la première publication où est présenté l’ensemble des textes qui jalonnent l’engagement politique de Heidegger en 1933, et son désengagement après la démission du Rectorat, au printemps 1934. Ai-je vraiment trop tardé à publier ce travail ? Je ne le crois pas, et pour deux raisons. La première est toute simple : j’aurais pu faire paraître ce livre après la mort du philosophe (1976) - mais je me disais qu’il ne fallait pas faire de ces textes le centre de l’intérêt qu’on peut porter à Heidegger. Car il faut avoir d’abord compris quelque chose à la pensée de Heidegger pour comprendre vraiment les Écrits politiques. La seconde raison nous est offerte par les événements historiques des six dernières années. Ce que nous appelons l’“implosion” du communisme va permettre, je crois, d’examiner bien des choses, et le “cas” de Heidegger en particulier, dans une perspective historique, et non plus d’abord politique. Un travail comme celui auquel se consacre François Furet dans Le passé d’une illusion, où il montre le mécanisme de l’hégémonie intellectuelle exercée par le marxisme-léninisme de 1917 à nos jours, un tel travail devrait grandement contribuer à nous libérer, singulièrement dans l’exercice de la critique historique, d’un certain nombre d’habitudes mentales qui ne facilitent pas un rapport objectif avec la réalité.
Mais je comprends aussi ceux qui m’ont dit, pendant toutes ces années, qu’il serait utile de disposer d’une édition sérieuse de ces textes de Heidegger - ne serait-ce que pour éviter de graves inexactitudes de citation. Un exemple surprenant d’un à peu près de ce genre, nous l’avons dans l’admirable Hitler et Staline d’Allan Bullock (un livre où se déploie une véritable perspective historique). Eh bien ! figurez-vous que, mentionnant l’engagement de Heidegger, le grand historien d’Oxford cite comme faisant partie du Discours de rectorat le trop fameux appel en faveur d’Hitler lors du référendum de novembre 1933.
Ce sont en effet deux textes bien distincts. Reste que Heidegger a pourtant bien appelé à voter pour Hitler. Vous avez traduit de nombreuses œuvres du philosophe, et l’avez rencontré maintes fois. Sans doute vous soupçonnera-t-on de vouloir minimiser la netteté de son engagement.
Je ne veux rien minimiser - mais les erreurs, ou les fautes, gardons-nous d’en faire trop vite des absolus. Avoir soutenu Hitler, au moment et dans les circonstances où Heidegger l’a fait, n’est pas, à mes yeux, une faute absolue, pas plus d’ailleurs que le fait, pour d’autres, de s’être engagé, à une certaine époque et dans un contexte précis, aux côtés de staliniens.
Tenir compte des circonstances, c’est ce qui permet de ne pas tout placer sur le même plan. Ainsi, prendre soin de rappeler que dans le Discours de rectorat, il n’y a pas la moindre mention ni même allusion à Hitler (le contraire serait pour le coup lourdement significatif), c’est faire apparaître que Heidegger, pendant son année de rectorat, a cru pouvoir distinguer, au sein d’un processus de rénovation de l’Allemagne qu’il jugeait alors indispensable, entre deux ordres d’engagement : celui qui concerne le rôle qu’en tant qu’institution en charge du savoir, aurait à jouer l’Université dans la transformation de la société, et celui qui correspond à des décisions politiques concrètes sur l’intention desquelles Heidegger (avec tant d’autres) s’est trompé en pensant qu’elles allaient dans le bon sens.
Pourquoi votre présentation accorde-t-elle une telle importance à l’environnement historique ?
Pour permettre au lecteur de mieux comprendre - ce qui n’est pas excuser. Réfuter des accusations sans fondement, c’est au contraire en disculper celui à qui on les impute. Ainsi quand je rapporte que Jaspers (lequel n’avait, sur ce point, aucune propension à l’indulgence) a formellement déclaré que Heidegger n’a jamais été antisémite, je fournis un document dont il faudrait tout de même tenir compte. Je peux ajouter que c’est loin d’être le seul. Il y a par exemple le témoignage du théologien et pédagogue Georg Picht, le mari de la grande claveciniste Edith Axenfeld, elle-même d’origine juive. Mais je sais que même l’accumulation des témoignages n’arrive guère à ébranler des convictions passionnées. Aussi je me surprenais quelques fois, en travaillant, à penser que je faisais exactement le travail inverse de celui d’un procureur comme Vychinski, l’homme qui disait : “Donnez-moi une seule ligne de n’importe qui, et je vous y trouverai de quoi le faire condamner”. Le temps des procureurs et inquisiteurs occupés à trouver coûte que coûte des raisons de condamner devrait être clos, du moins il faut l’espérer. Pour ma part, j’ai cherché, dans ce livre, à examiner si les raisons alléguées contre Heidegger étaient valables, donc si les accusations reposaient sur un fondement réel. Désormais, chaque lecteur des Écrits politiques pourra se faire une opinion en tenant compte de ce travail de critique.
Ne craignez-vous pas d’apparaître comme l’avocat de Heidegger ?
Je ne vois rien d’infamant dans la qualité d’avocat. Mais ce qui plaide le mieux pour Heidegger, c’est son œuvre, l’immense travail dont l’Édition intégrale permettra de mesurer l’ampleur (d’ici quelques mois, on va passer en Allemagne le cap des cinquante titres parus - soit la moitié des volumes annoncés). Cependant, du fait que son engagement est à peu près universellement, et non sans d’évidentes raisons, considéré comme une tache dans son existence, au point qu’en résulte chez beaucoup une suspicion à l’égard de sa pensée, j’ai voulu rendre accessible tout ce qui met désormais chacun en mesure de se faire une opinion raisonnée sur la question. À ce propos, j’attire l’attention sur l’importance d’un texte inédit jusqu’ici en français, la conférence La menace qui pèse sur la science, où dans un cercle restreint, mais suffisamment ouvert pour être un cercle public, Heidegger a reconnu que sa tentative de rectorat, en 1933-1934, avait été une erreur : “Sans contredit - une erreur, de quelque manière que l’on veuille prendre la chose”, dit-il en novembre 1937. Il n’a donc pas attendu qu’un terme ait été mis au règne d’Hitler, et que soient révélées l’ampleur inouïe de ses crimes, pour déclarer qu’il s’était fourvoyé en s’engageant comme recteur de son université - c’est-à-dire en essayant de prendre part en tant que responsable universitaire à une “révolution allemande”. La question est ici clairement : est-il licite de distinguer entre une “révolution allemande” et une “révolution nazie” ? Or en novembre 1937, Heidegger déclare publiquement que tenir, dès 1933, cette distinction pour possible, c’était se fourvoyer. Se fourvoyer, c’est perdre la direction dans laquelle on s’était engagé.
Il a dit cela en 1937. Mais ce qu’on lui reproche, c’est de ne pas l’avoir redit après la fin de la guerre.
Je ne peux vous dire que mon sentiment. Je crois qu’en 1945, Heidegger était non seulement prêt à s’expliquer, mais désireux de le faire. C’est là qu’est intervenu l’activité de la “Commission d’épuration de l’université de Fribourg-en-Brisgau”… À ce sujet, le livre contient assez de documents pour que chacun, encore une fois, puisse étudier ce qu’il en est, et apprécier.
Mais vous posez la question du “silence” qu’aurait observé Heidegger après 1945. En réalité, Heidegger n’a pas fait silence. Pour tous ceux qui ont la patience de lire et de méditer ce qu’il a publié après la guerre - et ce qu’il a écrit sans le publier aussitôt - le nombre et la richesse des propos qui s’efforcent de penser la terrible apparition du totalitarisme sautent aux yeux. La façon dont Heidegger approfondit la notion philosophique de nihilisme forme bien le cœur de cette pensée. Ne confondons pas silence et surdité à ce qui est dit.
Quand on voit la persistance des attaques, on peut penser que cette surdité n’est pas sur le point de s’atténuer.
Je suis persuadé qu’avec le temps - à présent sans doute plus vite que nous ne croyons - les passions qui entourent le nom de Heidegger vont peu à peu se calmer et cesser d’altérer l’accès à la pensée véritable du philosophe. Ces passions tirent leur virulence surtout de la politisation extrême qui a remué le XXème siècle, dans un antagonisme où - comme l’écrit François Furet dans Le passé d’une illusion (p. 245) - “deux régimes totalitaires, identiques quant à leurs visées de pouvoir absolu sur des êtres déshumanisés, se présentent chacun comme un recours contre les dangers que présente l’autre.” L’hitlérisme en effet s’est voulu l’antimarxisme le plus radical, comme le marxisme-léninisme a prétendu incarner le “combat antifasciste”. La disparition du “marxisme-léninisme” comme Parti-État, a rendu la Gauche entière légataire de ce combat. Il faut espérer que la Gauche n’hérite pas en même temps de la paranoïa qui couve toujours dans l’antifascisme stalinien, et fait qu’avec lui, la révolution dévore effectivement ses enfants. Nécessaire est aujourd’hui de quitter les antagonismes absolus. La tolérance vraie supporte parfaitement l’altérité, au point de se faire la garante d’une vraie existence en commun. Il faut arriver à savoir ce qui menace l’humain aujourd’hui, et non pas seulement hier.
Le risque n’est-il pas de laisser croire que vous voulez ainsi frauduleusement “tourner la page” ?
Séparer hier et aujourd’hui me semble être au contraire le plus sûr moyen de rendre justice en particulier à ce qu’il y a d’indépassablement positif dans la critique du “mode de production capitaliste” chez Marx et chez tous les révolutionnaires, à savoir qu’en dépit de tous les naufrages, cette critique prend sa source dans le souci intransigeant d’exiger sans cesse la justice sociale. N’oublions pas que le triomphe du libéralisme n’institue pas automatiquement les conditions d’une société juste.
Les textes de Heidegger que nous pouvons à présent lire, et qui permettent de suivre pas à pas les péripéties de son rectorat raté, mais aussi, à partir de 1934, les étapes d’un désengagement où mûrit son refus de tout système - y compris de tout système politique - ces textes ont à mon avis quelque chose à nous apprendre sur la situation historique où nous nous trouvons encore aujourd’hui.
Voilà à quoi je pense, au moment où ce livre est présenté au public. Pourra-t-on espérer une vraie discussion, dans laquelle il ne s’agit pas de démasquer l’adversaire comme menteur, mais d’essayer d’y voir clair ?
voir aussi
Heidegger contre le racisme par F.Fédier
Heidegger résistant par G.Guest (Héraclite)