Enigmatique Martin.
A la fin du difficile texte Science et méditation, Heidegger lache quelques énigmatiques morceaux à propos de ce qu'il appelle "méditation" (Besinnung).
« Cependant, une fois rendus ainsi attentifs à la situation latente, nous nous trouvons orientés dans une direction qui conduit devant "Ce qui mérite qu'on interroge"[1]. C'est seulement "Ce qui mérite qu'on interroge" — différent de ce qui est simplement douteux et de tout ce qui est "sans-question" — qui de lui même accorde l'incitation claire et le libre appui, grâce auxquels nous pouvons répondre à ce qui se dit à notre être et l'appeler vers nous. Le voyage vers "Ce qui mérite qu'on interroge" n'est pas une aventure, mais un retour au pays natal. Ceci veut dire plus que de rendre simplement conscient de quelque chose. Nous ne sommes pas encore arrivés à la méditation, lorsque nous n'en sommes encore qu'à la conscience. La méditation est davantage. S'engager dans la direction d'un chemin qu'une chose a, d'elle-même, déjà suivi (...) tel est l'être de la méditation. Elle est l'abandon à "Ce qui mérite qu'on interroge".
Par la méditation ainsi comprise, nous arrivons proprement là, où sans en avoir expérience ni vue distincte, nous séjournons depuis longtemps. Dans la méditation, nous allons vers un lieu à partir duquel seulement s'ouvre l'espace que chaque fois parcourent notre faire et notre non-faire.
Méditer est d'une autre essence que le "rendre-conscient" et le savoir de la science, d'une autre essence que la culture. (...) La méditation est seule à nous diriger vers le lieu de notre séjour.
(...)
L'âge de la culture touche à sa fin, non parce que les incultes arrivent au pouvoir, mais parce que les signes d'un âge du monde deviennent visibles, où pour la première fois "Ce qui mérite qu'on interroge" ouvre à nouveau les portes vers l'être de toutes les choses et de tous les destins.
Nous répondons à l'appel de l'ampleur, à l'appel de la retenue de cet âge, lorsque, commençant à méditer, nous nous engageons dans la voie déjà suivie par cette situation qui se montre à nous dans l'être de la science [ici Heidegger fait référence aux 40 pages précédentes du texte], mais non pas là seulement.
Néanmoins, rapportée à son époque, la méditation demeure plus provisoire, plus patiente et plus pauvre que la culture antérieurement pratiquée. Mais la pauvreté de la méditation est la promesse d'une richesse dont les trésors brillent à la lumière de cet Inutile qu'on ne peut faire entrer dans aucun calcul.
Les voies de la méditation changent constamment, suivant le point du chemin où commence un passage, suivant le trajet qu'il parcourt, suivant les grand aperçus qui s'ouvrent en chemin sur "Ce qui mérite qu'on interroge".
Bien que les sciences, sur leurs voies précisément et avec leurs moyens, ne puissent jamais pénétrer jusqu'à l'être de la science, tout savant, cependant, tout homme qui enseigne les sciences ou qui passe par une science peut, comme être pensant, se mouvoir à des niveaux différents de la méditation et les maintenir en éveil.
Mais là même où, par une faveur particulière, le degré suprême de la méditation serait une fois atteint, celle-ci devrait se contenter de préparer seulement un état de disposition pour la parole dont l'humanité d'aujourd'hui a besoin.
Celle-ci a besoin de la méditation, mais non pour mettre fin à une perplexité accidentelle, ou pour vaincre les répugnances qui s'opposent à la pensée. Elle a besoin de la méditation comme d'une réponse qui s'oublie dans la clarté d'une interrogation incessante de l'être inépuisable de "Ce qui mérite qu'on interroge", interrogation à partir de laquelle, au moment approprié, la réponse perd son caractère de question et devient simple dire. »
[1] : "Ce qui mérite qu'on interroge", Das Fragwürdige. Autrement dit : ce qui est digne de question. On trouve des traces de cette expression un peu partout dans l'oeuvre de Heidegger. Je citerai d'autres passages.
Réf : Heidegger, Martin, « Science et méditation », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, Tel, 1958 (1954), pp. 76-79.
« Cependant, une fois rendus ainsi attentifs à la situation latente, nous nous trouvons orientés dans une direction qui conduit devant "Ce qui mérite qu'on interroge"[1]. C'est seulement "Ce qui mérite qu'on interroge" — différent de ce qui est simplement douteux et de tout ce qui est "sans-question" — qui de lui même accorde l'incitation claire et le libre appui, grâce auxquels nous pouvons répondre à ce qui se dit à notre être et l'appeler vers nous. Le voyage vers "Ce qui mérite qu'on interroge" n'est pas une aventure, mais un retour au pays natal. Ceci veut dire plus que de rendre simplement conscient de quelque chose. Nous ne sommes pas encore arrivés à la méditation, lorsque nous n'en sommes encore qu'à la conscience. La méditation est davantage. S'engager dans la direction d'un chemin qu'une chose a, d'elle-même, déjà suivi (...) tel est l'être de la méditation. Elle est l'abandon à "Ce qui mérite qu'on interroge".
Par la méditation ainsi comprise, nous arrivons proprement là, où sans en avoir expérience ni vue distincte, nous séjournons depuis longtemps. Dans la méditation, nous allons vers un lieu à partir duquel seulement s'ouvre l'espace que chaque fois parcourent notre faire et notre non-faire.
Méditer est d'une autre essence que le "rendre-conscient" et le savoir de la science, d'une autre essence que la culture. (...) La méditation est seule à nous diriger vers le lieu de notre séjour.
(...)
L'âge de la culture touche à sa fin, non parce que les incultes arrivent au pouvoir, mais parce que les signes d'un âge du monde deviennent visibles, où pour la première fois "Ce qui mérite qu'on interroge" ouvre à nouveau les portes vers l'être de toutes les choses et de tous les destins.
Nous répondons à l'appel de l'ampleur, à l'appel de la retenue de cet âge, lorsque, commençant à méditer, nous nous engageons dans la voie déjà suivie par cette situation qui se montre à nous dans l'être de la science [ici Heidegger fait référence aux 40 pages précédentes du texte], mais non pas là seulement.
Néanmoins, rapportée à son époque, la méditation demeure plus provisoire, plus patiente et plus pauvre que la culture antérieurement pratiquée. Mais la pauvreté de la méditation est la promesse d'une richesse dont les trésors brillent à la lumière de cet Inutile qu'on ne peut faire entrer dans aucun calcul.
Les voies de la méditation changent constamment, suivant le point du chemin où commence un passage, suivant le trajet qu'il parcourt, suivant les grand aperçus qui s'ouvrent en chemin sur "Ce qui mérite qu'on interroge".
Bien que les sciences, sur leurs voies précisément et avec leurs moyens, ne puissent jamais pénétrer jusqu'à l'être de la science, tout savant, cependant, tout homme qui enseigne les sciences ou qui passe par une science peut, comme être pensant, se mouvoir à des niveaux différents de la méditation et les maintenir en éveil.
Mais là même où, par une faveur particulière, le degré suprême de la méditation serait une fois atteint, celle-ci devrait se contenter de préparer seulement un état de disposition pour la parole dont l'humanité d'aujourd'hui a besoin.
Celle-ci a besoin de la méditation, mais non pour mettre fin à une perplexité accidentelle, ou pour vaincre les répugnances qui s'opposent à la pensée. Elle a besoin de la méditation comme d'une réponse qui s'oublie dans la clarté d'une interrogation incessante de l'être inépuisable de "Ce qui mérite qu'on interroge", interrogation à partir de laquelle, au moment approprié, la réponse perd son caractère de question et devient simple dire. »
[1] : "Ce qui mérite qu'on interroge", Das Fragwürdige. Autrement dit : ce qui est digne de question. On trouve des traces de cette expression un peu partout dans l'oeuvre de Heidegger. Je citerai d'autres passages.
Réf : Heidegger, Martin, « Science et méditation », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, Tel, 1958 (1954), pp. 76-79.